Reporterre | 4 août 2025 | Reportage – pollutions
La pollution et les dangers sont encore présents à Beyrouth, cinq ans après la tragédie du 4 août 2020. Habitants et rescapés, malades pour certains, réclament la fin de l’impunité.
Beyrouth (Liban), reportage
Des immeubles éventrés se dressent face au port de Beyrouth, visages émaciés d’une ville meurtrie. Autour d’eux, des façades fraîchement repeintes peinent à cacher la souffrance des habitants. À Karantina, quartier populaire dans l’est de la capitale libanaise, la double explosion dans le port de Beyrouth, le 4 août 2020, est encore imprimée dans le béton — et marquée dans la chair. « Ma voisine est en train de mourir d’une maladie qu’on pense liée à la pollution due à l’explosion, après que sa fille a été tuée par l’onde de choc le jour même », raconte Elias Daoud, 63 ans, accoudé au mur de sa maison rouge ocre.
Il y a cinq ans, 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé dans un entrepôt du port de Beyrouth, une boule de feu et un champignon de fumée violet-orange transperçant le ciel, avec une onde de choc répandant la mort à travers la ville. Elias a été propulsé plusieurs mètres en arrière, le corps strié de verre brisé. 235 personnes ont été tuées, 7 000 blessées et 300 000 déplacées par l’une des plus grandes explosions non nucléaires du monde.

Mais ses conséquences à long terme pour l’environnement et la santé publique ont été ignorées et peu étudiées — alors qu’elles pourraient être dramatiques. « Il y a beaucoup de cas de cancer ici, le quartier est très pollué, parfois on ne sait pas ce qui nous tue », renchérit Elias.
En cette matinée de fin juillet, l’humidité et la chaleur se mélangent aux odeurs d’égout et de poubelles débordantes de déchets, alors que la capitale connaît déjà une épidémie de cancers liés à la pollution.
Pollution atmosphérique
Des études montrent que la détonation a libéré des gaz toxiques tels que les oxydes d’azote (NOx), l’ammoniac et le dioxyde d’azote (NO2), nocifs pour les voies respiratoires et l’environnement — puisqu’ils créent 300 fois plus d’effet de serre que le CO2. Dans les jours suivant l’explosion, des pics de particules fines (PM 2.5) ont atteint des niveaux huit fois supérieurs aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), se déplaçant jusqu’en Iran et au golfe Persique.
Si l’air à Beyrouth est revenu à la normale en quelques jours, les travaux de démolition et de reconstruction ont ensuite généré une forte pollution. Plusieurs mois après la tragédie, des concentrations de particules fines 400 % supérieures aux normes étaient encore relevées autour du port.
« En l’absence de données environnementales continues, l’ampleur et la persistance de la contamination demeurent incertaines », souligne Zeina Dagher, professeure en sciences de l’environnement à l’Université libanaise.
Comme de nombreux chercheurs, elle regrette que les seules études publiées proviennent de projets académiques, et non d’un plan gouvernemental. « Je ne sais pas comment les politiciens réfléchissent : peut-être à leurs propres intérêts… Mais c’est l’environnement et l’être humain qui paient la facture », fustige-t-elle.

Pourtant, les particules libérées lors de l’explosion pourraient affecter les populations pendant des années. « La pollution survenue à ce moment-là, provenant notamment du nitrate d’ammonium, peut avoir affecté le cerveau des personnes présentes », explique le Dr Firas Kobeissy, professeur de neurobiologie à l’École de médecine Morehouse, à Atlanta, aux États-Unis.
Selon ce dernier, certains polluants utilisés lors des guerres peuvent entraîner des troubles neurobiologiques et affecter la santé mentale des soldats comme de la population civile. Il alerte : « C’est quelque chose de très sérieux à analyser, surtout au Liban, qui n’a aucune mesure sanitaire ou de protection pour sa population face à ce type d’exposition. »
La menace plane toujours
À quelques centaines de mètres du quartier d’Elias se dressent des silos à blé à moitié effondrés — le symbole de la tragédie du 4 août. À l’intérieur, se trouvent 10 000 tonnes de blé en train de fermenter dans des conditions hasardeuses.
Parfois, une mince fumée blanche ou des odeurs nauséabondes s’en dégagent. Ce processus de fermentation peut entraîner une combustion lente et une inflammation : avec une température supérieure à 95 °C à l’intérieur des silos, « il y aurait un risque de départ de feu », avertit Christian Cremona, PDG d’Ezomed, un fabricant de désinfectants à base d’eau, qui avait procédé au nettoyage des grains autour des silos détruits en 2021.

D’après lui, des équipes qui surveillaient ou inspectaient les silos auraient souffert de diarrhées et de troubles respiratoires. « Les toxines ont été dispersées dans l’air, dans d’importantes quantités, et les habitants se sont retrouvés exposés à ce danger », poursuit le chef d’entreprise.
La nouvelle ministre de l’Environnement, Tamara El-Zein, a commandité un laboratoire pour effectuer des analyses sur les grains et l’air, mais a indiqué à Reporterre être toujours dans l’attente des conclusions du rapport.
Pour Zeina Dagher, toutefois, le danger est réel : « Il peut y avoir des émissions d’ammoniac, de sulfure d’hydrogène et autres gaz souffrés dégagés par l’activité bactérienne ou fongique, et de méthane, qui est un gaz à effet de serre. Tout cela peut causer des problèmes respiratoires. »
Opacité et substances toxiques
Cinq ans plus tard, outre les grains de blé et leur fermentation, le cocktail explosif de substances entreposées dans le port continue de représenter de graves dangers.
Reporterre a échangé avec une employée d’une entreprise ayant participé au nettoyage des matières dangereuses et toxiques dans le port à la suite de la double explosion, sous couvert d’anonymat. « À notre arrivée, certains conteneurs étaient même corrodés par l’acide qui y était stocké depuis des décennies sans aucune supervision, c’était terrible », a indiqué cette source, pour qui « la double explosion aurait pu être beaucoup plus importante ».
« Il faut que la vérité soit rétablie et qu’on mette fin à la corruption »
« Il n’y a pas de responsable de la sécurité environnementale au port, ni de protocoles pour stocker les matières dangereuses. Les différents produits sont tous les uns avec les autres, en plein soleil », indique l’employée.
Pour elle, un mélange d’ignorance et de corruption des autorités est en cause : la gestion du port est un millefeuille ubuesque partagé entre les différents services de sécurité et de l’État. Human Rights Watch a révélé que les responsables étaient au courant des risques avant l’explosion, mais ont décidé de ne pas agir.

Face à l’opacité, beaucoup d’habitants de Karantina ont baissé les bras face aux menaces qui les entourent. « On ne sait rien de ce qu’il y a encore dans le port. On souffre déjà de la pollution d’une décharge, d’une usine de peinture, des déchets dans la mer… Alors, pour le reste, on préfère ne pas regarder de trop près », résume Katro Mahfouz, 66 ans, responsable d’une église maronite du quartier encore en pleine rénovation.
Le sexagénaire a été blessé lors de l’explosion, explique-t-il en désignant sa jambe droite de ses mains abîmées par les travaux. « On n’a quasiment reçu aucune aide, alors je répare les dommages petit à petit : cinq ans après, je n’ai toujours pas fini », soupire-t-il, avant de continuer à poncer une porte qu’il remet en état.

Certains survivants et familles de victimes continuent leur combat contre l’omerta. À plusieurs kilomètres de l’église de Karantina, devant le port, une pelleteuse déblaie un terrain vague inondé de déchets et plantes invasives, où des oliviers attendent d’être mis en terre.
« Nous créons un jardin pour venir se recueillir », explique l’avocat Pierre Gemayel, aussi défenseur des familles des victimes. Lui a perdu son frère le 4 août. « Nous planterons un olivier par victime, et y poserons des petites stèles. »

Après un arrêt de près de deux ans en raison de blocages politico-judiciaires, l’enquête a repris en début d’année. « Il faut que la vérité soit rétablie et qu’on mette fin à la corruption », lance-t-il.
En pointant du doigt l’immeuble où son frère a perdu la vie, le Libanais ajoute : « Les oliviers sont le symbole de la vie. Ils ne vont pas la redonner à mon frère et aux victimes, mais on essaie de trouver des solutions pour que cette tragédie soit une renaissance pour le Liban. »

















